Entretien: Philippe Roux / jean-luc Brignola

 » Variations de récit sur réel répété à l’identique,
et pousser cela à bout,
et rien d’autre même au récit que ces images pauvres,
rue qui s’en va en tournant,
encore ces maisons aux angles trop droits,
encore un garage et des immeubles,
et toujours cette manière qu’a le pays de laisser ceux du train le regarder par son derrière,
jardins sur cuisine, fonds de cour d’usine,
déballage dont on se moque qu’il soit vu,
c’est la façade de l’autre coté qui compte. »

François Bon
Paysage fer

http://www.tierslivre.net/

Philippe Roux: Ma première interrogation porte sur la question du document, ce qui nous amènera au problème de la méthode. Ton motif se situe entre les villes de Lyon où tu es né, et de Saint-Etienne où tu résides. Au cours de ces allers-retours en train, tu as pris, à l’aveugle, une série de photographies qui te servent en quelque sorte de base opératoire, d’archives. Tu nous présentes donc des peintures qui documentent un lieu, un lieu précis, une zone que l’on peut qualifier de péri-urbaine. Quelles réflexions sur le paysage, et naturellement sur la peinture, t’a amené cette série des « vues du train » ?

Jean-Luc Brignola: Cette série de paysages ferroviaires est née du désir de capturer ces lieux inaccessibles autrement qu’en train. Il m’a fallu constituer une banque d’images, une sorte d’inventaire, de repérage de ces lieux traversés, que personne ne songerait à qualifier de sublimes. L’attraction qu’ils exercent pourtant réside dans leurs contrastes mêmes… La photographie me permet de figer un motif en mouvement, insaisissable, volatile… Prises à l’aveugle, ces instantanés peuvent révéler des surprises puisque je ne cherche pas à cibler quelque chose de précis, un bâtiment, une usine, un tag… L’accès direct au motif est devenu très problématique pour les peintres. Cet écran entre nous et le réel me laisse souvent songeur, voire mélancolique… Sans doute à tort, puisque ces photographies multipliées sont en elles- mêmes une scène, une matière suffisamment dense pour nourrir mes fantasmes paysagers, suffisamment malléable pour se prêter au jeu des recompositions, des transformations, des métamorphoses. Toutes ces procédures et manipulations auxquelles peuvent être soumis les documents sont ce qui permet peut-être aujourd’hui à l’art du paysage de ne pas sombrer dans un art de la consolation. J’ajouterais que ce motif fuyant convient parfaitement à mon rapport de citadin à la nature, celui de la traversée.

Ph. R.: Une des caractéristiques, je dirais même une constante structurelle dans cette série de paysages, est qu’ils apparaissent compartimentés. Tu parles de « tranches successives de paysages ». On pourrait y voir comme un écho lointain à la règle de la division trichromique de l’espace, dans le paysage hollandais notamment. À quelles règles, à quelle structure, obéissent ces paysages vus du train ?

J-L. B.: La composition s’est imposée d’elle-même par l’horizontal, à partir d’une grille mentale et visuelle. Une structure que je souhaite la moins rigide possible, avec les premiers plans, les plus rapides dans l’ordre de la perception, ceux qui subissent le plus de métamorphoses, les plus agressifs aussi, rails, pylônes, aiguillages, ferrailles…, architecture typique des voies ferrées… et leurs tags. Un deuxième plan plus perceptible, les zones d’habitations, cabanes, immeubles, vieux entrepôts ou usine flambant neuve, des fragments de nature, champs, terrains vagues, talus, orées de forêt, rivières… et les lointains qui forment la couche la plus stable et semblent échapper à la vitesse du train et du monde. Ce sont les vagues collines qui encadrent la vallée, striées de routes ou de fils à haute tension, et aussi le ciel, cette zone du regard d’où émane le plus de stabilité, le plus de quiétude, la plus propice aux rêveries lors d’un trajet en train ; les chers lointains bleutés qui sont les morceaux les plus émouvants des paysages des maîtres anciens… Ce schéma visuel abstrait sous-tend plus ou moins chaque paysage et me permet de le reconfigurer plus aisément à partir de multiples sources. Un bâtiment ici, un arbre là-bas, une frondaison ailleurs… Une chimère de paysage si l’on veut, un « capriccio » plus qu’une « veduta » pour reprendre les termes des paysagistes vénitiens du XVIIIe siècle… Il s’agit de peindre, à partir de différents points de vue, un paysage possible plutôt que fidèle ; un paysage archétypal en somme, déjà fortement mentalisé, façonné par la mémoire visuelle et affective au cours de ces trajets hebdomadaires. La fidélité au document photo est à mon sens improductive, inappropriée à rendre la sensation globale et fugitive que j’ai de ce paysage, ou de cet anti-paysage traversé, intériorisé, en toutes saisons, de jour comme de nuit… La seule qualité que j’attribue aux documents photographiques dont je me sers est d’actualiser cette sensation, de lui donner le sceau de la chose vue, de m’en donner les détails ; d’accréditer en quelque sorte un archétype…

Ph. R.: Une autre des caractéristiques de tes « vues du train », c’est l’omniprésence des tags, à la fois un signe des temps présent dans le paysage urbain et une façon peut-être aussi de t’interroger sur le trait, la ligne, la forme ?

J-L. B.: Comment échapper à cet élément graphique et coloré qui colonise ces zones péri-urbaines, le long des voies ferrées ? Il a pris place très naturellement dans ces vues ; prise dans la vitesse, cette écriture devient chaotique, l’effort de transposition picturale pour rendre ce chaos graphique nous rapproche sensiblement de la planète CoBrA, de la peinture houleuse d’un Asger Jorn notamment. J’y vois également tout un jeu de contamination possible dans l’écriture du tag et celle du paysage. Mais cela n’a rien d’un programme systématique, ça vient, ou non, au gré des toiles… D’une façon générale, ce sont les multiples possibilités de métamorphoses de cet anti-paysage qui suscitent mon désir ; sa traversée redouble son aspect déjà mutant, hybride, transitoire. Il y a aussi ces « fractures visuelles » récurrentes, liées à la vitesse de déplacement, comme lorsque l’intense végétation des premiers plans vient tout à coup « abstraire » le paysage et ne laisser que quelques trouées descriptives : toutes ces modifications de la perception en font un élément vivant, heurté, comme autant de défis de transposition sur la toile… Dans les grands formats, c’est le support lui-même qui perturbe le motif ; un support hybride composé de différents tissus raboutés. La perception d’un trait, l’imprégnation d’une couleur deviennent problématiques, aléatoires parfois, la valeur descriptive incertaine…

Ph. R.: Tu parles aussi d’état d’âme, tu utilises même un terme emprunté à la culture sino-japonaise, le « qi », cette notion d’énergie qui ferait rencontrer des éléments saccagés, violentés et des éléments préservés, bucoliques, voire idylliques… Ces notions ne distinguent-elles pas le regard du peintre de celui du sociologue, de l’urbaniste, ou même du simple riverain ?

J-L. B.: L’état d’âme s’accroche au paysage, comme le sparadrap au bout des doigts. Fernando Pessoa se demandait si l’état d’âme est un paysage ou bien le paysage un état d’âme. Traversant une région, on se laisse fatalement traverser par elle… La monotonie ou la variété, la bigarure des éléments, tel aspect, telle lumière, tel détail, façonnent le paysage intérieur que je ramène à l’atelier. Devant la toile, c’est autre chose… on ne se dit pas, je vais fixer tel état d’âme, telle humeur ; l’état d’âme n’est pas un programme… C’est pour cette raison que cette notion de « qi », qui nous est étrangère, convoquée dans les domaines de la spiritualité et de la médecine traditionnelle, évoquée aussi dans la tradition chinoise du paysage, est intéressante. Elle dépasse les états d’âme d’un sujet ou semble les contenir tous. Je ne veux enfumer personne avec cette notion de « qi » ; juste proposer une clé suffisamment vague et mouvante afin de déjouer les pièges de lectures accrochés à tout paysage. Cette notion d’énergie, de force, de flux, qui traverse toute chose, qui relie tout à tout est finalement plus proche du désir qui m’anime lorsque je veux transposer plastiquement les multiples contrastes d’un paysage comme celui-ci. Faire jouer les contrastes entre eux, les soumettre à la vitesse, celle du train, qui redouble celle du monde, trouver des solutions plastiques à ces métamorphoses, c’est une forme d’assentiment au paysage bouleversé d’aujourd’hui… Un regard qui n’est pas celui du sociologue, ni de l’urbaniste ; ni ce regard froid et analytique, de l’ordre du constat ou encore l’empilement documentaire de la catastrophe ; qui n’est pas non plus un chant lyrique et nostalgique du terroir… Cette région que j’invite dans ces peintures témoigne sans fard de ces bouleversements ; elle reflète nos activités, les besoins que nous nous sommes créés, l’intensité des échanges, l’accélération inouïe des flux que plus rien n’arrête…

Juillet 2013