L’espace d’une troublante fascination_ Au sujet des petites vues du train de Jean-Luc Brignola 

A quoi tient l’âme d’un lieu ? Difficile à dire. Est-ce sa beauté, sa lumière ? Est–ce sa force spirituelle ou tout simplement son histoire, l’émotion qu’il suscite, que sais-je encore ? L’inverse réveille moins de questions. Un lieu sans âme, c’est presque comme un non-lieu, ces espaces de passage, espaces de transit où l’on se regarde sans se voir, espaces de purs et simples glissements où les échanges sont modestes, les repères friables et où prédomine l’impériosité de les quitter au plus vite. Ces non-lieux, lieux parenthèses, ou lieux liminaires comme les appréhendent M. Augé, on pourrait presque, malgré leur possible attraction, les franchir en fermant les yeux qu’ils n’en seraient pas moins menaçants. Il en va ainsi de certains trajets en train qui ne sont ni des ballades au sens poétique, ni des aspirations au voyage, qui ne sont en rien l’arrière goût d’une évasion, d’une avancée vers l’autre ou les prémisses d’une découverte, mais qui derrière leur aspérité cachent, malgré tout, des vibrations secrètes.

Le trajet ferroviaire sur lequel se concentre le travail de Jean-Luc Brignola, trajet entre Saint-Etienne et Lyon, est de ceux-là : une zone péri-urbaine, zone de transition, liminaire en soit, en raison du déplacement et de ce qu’il offre à voir. Un parcours loin de toute douceur ou de toute volupté pour le regard : il est le trajet, au combien cabossé, tortueux, éreintant, par la force des choses, par l’histoire qu’il conte et sur lequel, quand on l’a fréquenté un tant soit peu, on se presse plus à détourner le regard qu’à tacher d’en saisir, sous son rythme  instable et cadencé, l’histoire et les tensions. Coup de maître de Jean-Luc Brignola, il va sans dire – il parvient à nous y transporter, sans concession sur ces lieux et leurs changements, juste en les élevant au rang de motif, tout en bousculant nos perceptions.

Des espaces, des bouts de monde, presque sans noms, sans reliefs, sans reflets, comme ce trajet et ses revers,  est-ce  vraiment possible ? En saisissant les lieux par brides, comme par reconstruction, surtout en tâtonnant, et jouant sur l’effet de son imagination, la peinture de Jean-Luc Brignola nous prouve largement le contraire. Son travail, puisant aux sources du fragmentaire, du monde vu par tranche, est autant une captation d’un paysage que la perception d’un trajet, de son équilibre entre le mouvement, le déroulé et son saisissement dans l’instantané. Et quel trajet !

Entre Saint-Etienne et Lyon, s’écrit l’histoire d’une relation, d’une tension entre deux villes, deux régions, des modes de vie distincts, une histoire opposée, une querelle de toujours. L’ouvrière face à la bourgeoise, reliée par une vallée, des entrelacs disjoints, où se replie l’amertume des différences. Il en faut de la matière, des pigments, de la couleur pour éclairer ce qui les lie, cette vallée, cet enchâssement de bourgades aux noms sans résonnance : Givors, Rive de Gier, Saint Chamond. Sur une part de ce trajet, le vent glisse entre les friches industrielles et un renouveau disloqué. Chez Jean-Luc Brignola, ce vent se fait ciel puissant, ciel bourdonnant, toujours animé. Les zones désertes cohabitent avec l’arrière plan des villes encore exsangues, ébranlées, souffreteuses. Quelques cheminées sans souffle fixent le ciel comme pour l’appeler à la rescousse. Les figurer revient pour Jean-Luc Brignola à dresser un phare, une prise, une ligne verticale, qui s’effiloche en vapeur ou en pluie de peinture, au milieu des bourrasques. Le train serpente ici, sur une partie du trajet, dans une sorte d’antichambre, au creux d’une histoire industrielle douloureuse, dans ses écueils comme dans ses sanglots, toujours présents sur la couche rouillée des toits biseautés. Plus loin, en s’approchant de Lyon, c’est un autre relief, une autre tension, celle des industries modernes, pétrochimiques, qui se dévoilent. Les structures sont faites de tubes infinies, de turbines et de larges cratères de ciment. Une part plus vivante, mais non moins étrange, périlleuse, inquiétante que le peintre transfigure. Il faut une trace, un mouvement, une sorte de glissement pour saisir la continuité de ce cheminement, de ces structures pour le moins disparates. La touche de Jean-Luc Brignola, portée à saisir ce passage, opère d’abord, comme un regard qui se perd dans le défilé, puis qui se fixe ensuite, toute en laissant une empreinte continue. Tantôt des blocs de formes, une géométrie qui va à l’essentiel, des rectangles blancs, des trapèzes gris, tantôt de petites et de larges touches, posées comme pour former un brouillard de peinture, agglomérat de noir, de blanc, de violet, effiloché, tourbillonnant. Les futaies de quelques arbres, sous le pinceau, se disloquent sans disparaître, grésillent, tremblent et donnent à l’atmosphère le pouvoir de l’effacement impossible, laissant trace, un peu comme la main passe trop vite sur les taches que la peinture laisse en gouttant. La couleur s’y fait ainsi dislocation, voire illusion, elle récrée une scène à la manière des fauvistes, réinterroge ce qui se défile, ce qui coure et s’en va.

Double position ou position double : observer et fixer le passage, d’un regard qui scrute le paysage, le décortique puis s’en défait comme quand on passe devant à vive allure, – le regard se défilant, les yeux perdus dans le vague, tachant d’en révéler la part présente et la part passée. Le lieu est à la lisière de la malédiction, friches industrielles, en train de disparaître, vallée encaissée où gravite le Gier aux eaux saumâtres et rocailleuses, et sur son autre extrémité, la face cachée des nouvelles énergies, ambiguës, nécessaires mais potentiellement dangereuses et nocives. Il s’agit bien, en apparence, d’un univers en déclin ou en ébullition où s’égrènent les refrains de la misère et ceux d’une terre qui, à bout de souffle, aspire à renaître.

J-L Brignola cherche manifestement une continuité, un sens à ces lieux, il cherche à s’en faire l’éveil, à en donner sa version, son interprétation, comme s’il parvenait à lire l’illisible, l’indéchiffrable. Le lieu devient alors prétexte et la peinture son seul chant. Il décrypte en cryptant, bafouille quelques repères puis se produit, donne sa vision, par sa palette, riche et plurielle, il décerne au lieu l’intérêt qu’il n’aura pas, ni dans le réel, ni dans les rêves. Il est un non-lieu, alors faisons lui grâce, peut-on se dire, en relisant ce monde par la peinture, d’être ce qu’il est.

Les longs traits noirs que portent certaines toiles sont moins des fils électriques, des rails, des montants de fenêtres qui donnent corps au wagon et aux vitres derrière lesquelles se poste le regard du peintre, ou de vagues routes qu’une représentation du glissement, comme une hésitation, devenue conviction, qui s’échappe d’une extrémité à l’autre de la toile. C’est autant un premier plan qu’une continuité inscrite dans la matière d’une peinture qui tente de relier, de ranimer. Le défilement du temps est ainsi figuré, celui du peintre qui observe, qui cherche, tâtonne. Et puis, il y a le temps des lieux, des espaces, des structures, qui appartiennent à ce passé déchu, à cette révolution perdue, puis, au creux de cette vallée pesante où le ciel est un appui, le temps d’un nouveau départ, d’une nouvelle vague comme celle qui s’aperçoit, stéréotypée, dans la géométrie des hangars. Il convient d’en inscrire la présence, sans pour autant en figer l’improbable réalité. C’est ce que Jean-Luc Brignola réussit. Sa peinture, par la richesse de sa palette, redéfinit la représentation de ces lieux, nous éclaire sur la vision d’une histoire présente, d’une densité, d’un relief, propre à chaque tranche de ce trajet.

Face à ces formes, il lui faut néanmoins respirer. C’est le ciel qui joue pour lui ce point d’équilibre, cette bouffée d’air, qui se transforme en point de recherche, en lieu de nuances. Car, bien qu’austère, la vallée aspire à regarder vers le haut, à lever les yeux, à chercher l’air plus limpide. J-L Brignola nous ouvre cette porte et nous met au défi de regarder au de-là des apparences. Sa peinture réveille le lointain pour construire un certain présent. Il en va ainsi du vert fréquent, dans les arrières plans, et le bleu qui se diffuse dans le ciel, toujours là, par petites touches, qui nous donne à voir l’esprit du monde, sa puissante réalité. Les autres couleurs dialoguent, là où habituellement, dans cette vallée, c’est la grisaille qui parle, comme le gris des maisons, comme le gris des toits, installé ici comme un invariant. Le train se faufile en cahotant dans la partie basse, dans le creux des choses, entre les lieux désaffectés et les signes de la reconstruction, au cœur de cette vallée où tombent, comme dans un entonnoir, les sédiments des luttes sociales et des requêtes désespérées des lendemains qui déchantent. Ma propre expérience se nourrit de ces images, de ce trajet : de longues attentes crispées en gare ou bloqué sur la voie, face aux crises, aux cris de colère, face aux tempêtes sociales, et à la virulence des hommes. Pour tout cela et encore, sur ce parcours, on est toujours à la lisière de l’ombre et de la lumière, celle que le peintre affleure sans cesse, de sa dextérité et de son langage qui se fait, dans son récit des lieux, quasi Hoppérien : ses couleurs redonnent un sens aux aléas du monde.

Le point d’appui que s’est fixé Jean-Luc Brignola est le passage, comme le passage des choses, leur révolution possible, leur renversement, l’image d’un second souffle. Le coup de pinceau, léger, pointilleux par endroits, espacés à d’autres voire volatile, alors qu’il peut se faire plus précis, consciencieux, et marquer les formes dans leur justesse, offre l’image de ce rythme aléatoire. Jean-Luc Brignola veut traduire le mouvement sans pour autant l’aduler ou s’y aliéner, comme s’y sont peut-être un peu mépris les futuristes, convaincus à tort que la vitesse ou le déplacement pouvaient éblouir. Rien de cela dans les toiles de Jean-Luc Brignola. Il tient le mouvement pour important, mais c’est plutôt le jeu entre le déplacement et la fixité qui le fascine et qu’il veut rendre. Il cherche alors, comme pour s’aiguiller, des points d’accroche, des aspects sur lesquels s’aggriper et de là rendre une force à ces images, celle de l’inscription de ces espaces dans un temps révolu et  dans un temps qui advient. Se détourner complètement de la réalité du paysage, en tirer une vérité qui serait faussée, n’aurait pas vraiment de sens dans la démarche de Jean-Luc Brignola. Il lui faut donc des repères, un point de jonction: Son choix pour le grafitti, certainement pour ces couleurs, mais aussi et surtout pour l’énigme qu’il représente, fait parti de cette prise : ils sont alors une lumière voire un message. Car ce trajet est en soi une énigme, un lieu crypté de la modernité, écartelé entre un passé qui est douleur et un avenir périlleux. Le langage du graffiti est visuel, dans un sens souvent obscur, mais de l’autre il nous aspire vers le haut, vers la lumière, par la joie des formes, par l’éclatement des couleurs, qui sert autant à saisir qu’à interroger le voyageur. Jean-Luc Brignola tire une certaine force de ces idéogrammes, de ce langage et il l’étend à la reconstruction de ces lieux sur lesquels il pose un regard qui cherche à déchiffrer sans en dire trop, qui se ballade, qui fouille voire qui se fait mélodieux de cette dislocation des formes et des couleurs. Jean-Luc Brignola aime le sens caché du monde, les énigmes, il en a même fait un temps le cœur même de sa peinture. Sans aucun doute, c’est un homme émerveillé, fasciné, par ce qui se cache derrière, au loin, ce qui se tient entre le message et sa représentation, entre le tremblement de la vie et les indices qu’elle nous laisse dans sa continuité et ses ruptures, entre l’image et le souvenir. La peinture a cela de sacré qu’elle peut rester dans une représentation du monde, un idéal, tendu entre ce que l’on voit et ce que l’on espère. Les affres et les tourments de cette vallée, les tensions liées aux différences sociales sont noyés dans le bleu, dans le violet, dans des ciels orangés et noirs, mais aussi rouge éclatant, dans une touche qui capte le silence en balayant le bruit du train ainsi dissous dans la matière des couches de pigments. Le pari de Jean-Luc Brignola, s’il est ce ceux-là, est réussi. Il fait d’un lieu répulsif une fascination. Il nous autorise à le penser autrement. Il fait d’un trajet une expérience. Les couleurs glissent autour d’une récurrence, celle du noir. Le noir qui est broussaille, tache de vent, le noir qui est contour autant que détour, le noir qui est surtout bourrasque, qui est l’armature, nouvelle, fuyante de ces longs et improbables hangars. Autour de ce noir, le reste n’a plus qu’à laisser sa forme se prendre, ses nuées se perdre, la densité s’aligner au fond de notre mémoire. Ces lieux, vus sous l’angle de la peinture de J-L Brignola, donnent corps à l’imagination, et pour ma part, me troublent, d’une certaine façon. En observant ces toiles, réalité et imagination se mêlent, se donnent un pouvoir, se densifient l’une et l’autre car d’un côté, les souvenirs se distendent, la réalité se déforme à la manière des touches qui deviennent fuyantes, puis la mémoire s’empâte comme les couleurs et la réalité reprend vie, l’incertitude me gagne, mais je sais ce qu’il en est de ce magma de formes, de terre, de rails et de tunnels où le train pousse son cri. Le paysage devient multiples visages. Je sais qu’il est surtout le bruissement d’une région. Quelle audace, me direz-vous mais tellement à l’image de ces lieux, de cette vallée et en particulier de Saint-Etienne : un lieu par essence menaçant, noir, charbonneux, voire dépouillé qui en repoussant interpelle, qui en se recroquevillant donne à voir, laisse échapper un possible pouvoir d’attraction. Né ici, on y revient, on s’en éloigne et on ne peut s’en défaire comme l’on vise à retrouver dans les toiles de Jean-Luc Brignola des repères : tel ciel sera celui d’un peintre passé, tel autre l’image des ciels miniers, ceux de Thiollier figés dans ses photographie. L’effet se mesure à chaque passage, la joie de retrouver cette ville et ses habitants, leur gentillesse comme on le déclame d’un respect troublant, parcourir ses méandres et ses joies puis, en prenant acte de ce qu’elle représente, se sentir soudain mal à l’aise, comme un jour de semaine, en fin d’hiver où les places du peuple et de Jean-Jaurès, sont désertées. L’envie impérieuse de repartir qui resurgit soudain : il faut s’éloigner, s’éloigner encore, reprendre le cours de cette vallée du Giers et, en y laissant son âme, penser à se voir plus loin, et en scrutant les peintures de JLB, chercher à voir plus haut, poser son pied sur la marche, sur l’équinoxe, sur le tremblement, qui nous mèneront vers un ciel tourmenté et beau à la fois, qui la surplombe, un ciel de granit et de fer. Les peintures de Jean-Luc Brignola, c’est la mesure de ce mouvement, non pas physique ou spatial mais bien plus affectif, de cette inscription dans les lieux de notre histoire, de nos sentiments à l’égard d’un lieu qui nous a porté, qui nous a donné et que l’on rejette peut-être comme pour s’éviter les dérives et les peurs, se permettre de se manquer à soi, plus loin encore. Cette ville et ce bout de région, sur ce trajet, sont un hymne au désir par les frustrations qu’ils provoquent. Les couleurs que leur accorde Jean-Luc Brignola est le pouvoir qui s’y cache, qui s’en dégage. On y cherche une envie, un glissement, à l’égale des coups de brosse et de pinceaux, passer sur ces reliefs et ces structures, pour s’en donner une autre image. Il est aussi pour le peintre une histoire, son histoire, ses sentiments, mêlés ou enchâssés au lieu, mêlés au mouvement, étrangement beau – il est, je l’imagine pour lui comme pour nous l’écriture d’un présent qui se lit à l’instantané des couleurs, mélange de douceur et de tristesse passagère.

Franck Enjolras _Décembre 2013.