A tous ceux qui n’ont pas sauvé nos illusions_ jlB
Le barbare des Balkans.
» Heureux tous ceux qui nés avant la science, avaient le privilège de mourir de leur première maladie »
Un privilège qu’aucun de nous ne songe plus à envier…Nous avons plutôt tendance à regarder avec beaucoup de condescendance ceux, qui nés avant la science, ont eu le malheur de ne pas vivre à notre époque…Notre époque fière d’elle-même, ivre de progressisme, auto-centrée, qui ne considère avec satisfaction ce vertigineux espace de temps qui la précède que parce qu’il mène à nous, que parce qu’il devait nécessairement mener à nous…Certes ce fut long, cette avalanche de siècles, cet infini derrière nous, tous ce train de l’histoire pour enfin accoucher de l’ homme moderne, postmoderne…plus décontracté qu’aucun homme n’a jamais pu l’être…L’ entreprise en valait vraiment la peine…
Heureux, les hommes nés avant la science…? Un privilège, que de mourir de sa première maladie ? Un bonheur, que de n’avoir pas été ?… » Ces enfants dont je n’ai pas voulu, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent. » Ce mélange de sacrilège et d’humour, ce retournement radical du sens commun, cette façon de prendre de la hauteur, ce ton, cette langue enfin…La séduction est immédiate…J’apprends que l’auteur de cet aphorisme intempestif est un barbare tout droit descendu des Carpates…élevé sous serre…Un kamikaze, arrêté en chemin pour consulter L’ecclésiaste ou Epictète…écrivant dans la langue d’un Saint-Simon, ou des marquises du dix-huitième siècle… notamment la Deffand, qui disait faire » des cachots en Espagne », et avec laquelle il semble partager les insomnies… » A vingt ans, ces nuits où des heures durant, je restais le front collé à la vitre, en regardant dans le noir. »
l’insomnie… » la seule forme d’héroïsme compatible avec le lit. »… qui vous soustrait à la discontinuité du temps…Un temps qui ne passe plus…qui s’étire à l’infini…L’insomnie comme un levier qui fait basculer le monde…Une crucifixion ontologique d’où naît la méditation du monstrueux… l’ hyper lucidité dépressive…
» Le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut dire de ce malheur-là que le remède est pire que le mal » écrit la marquise, avec ce ton léger des salons, cette façon de tenir des propos galants et glaçants, comme en passant…Et puis, » Vivre sans aimer la vie ne fait pas désirer la fin, et même ne diminue guère la crainte de la perdre » . Du Cioran ancien régime !…De l’inconvénient d’être né sous la Régence !…Une école de pensée, de perfection stylistique…Mais l’homme a la passion balkanique, la fureur aussi…L’air des Carpates n’est pas celui des salons, Dostoïevski n’est pas Voltaire, le scepticisme, la dépression, le mal de vivre y prennent un tour féroce; l’outrance, la démesure, y est familière, la désespérance aussi…Du fâcheux de la Deffand à De l’inconvénient d’être né , il n’y a pas de saut qualitatif; mais un acharnement à dire, à forer par le langage ce fâcheux là, à l’épuiser…Tout ce qu’à l’époque galante, on eu trouvé inconvenant…
Pour Cioran, la mesure sera l’anathème, la provocation, l’écartèlement…Le ton intempestif associé à l’exactitude d’un entomologiste…Secrétaire de ses sensations de vertige, de ses tourments les plus indicibles et les plus subtils…Désenchantements , déchirements, sentiment si intense du vide qu’il mène soit à la boulimie, soit à la grande lassitude, à l’acédie…De la fièvre à la torpeur, de la dilatation à l’effroi… Avec toujours cette logique terroriste de surenchère négative qui fut celle des mystiques en d’autres temps…Il y a de l’anachorète chez ce roumain apatride, si ce n’est qu’il n’y a plus d’issus métaphysiques…
Un alcool fort que je bois sans modération…des gorgées chaudes de fureurs cosmiques, apocalyptiques, de bouzillage intégral, de » prières refoulées éclatant en sarcasmes », de vérités irrespirables… » ces vérités de vertige que l’on rejette, parce que nul ne peut se passer d’appuis déguisés en slogan . » J’aborde ce continent noir… et drôle… comme un jeune converti. Cioran devient mon maître zen, paradoxal, épileptique, distribuant force coups de bâtons, poussant si loin la lucidité féroce, la raillerie funèbre, que plus rien n’existe…Ce Job furieux aux accents gnostiques dégage ce parfum particulier de religiosité avortée… de mysticisme bloqué…où Dieu figure comme une exacerbation du vide, une réserve de néant…
Suivre Cioran dans tous ses écartèlements, vivre ces états de veille permanents où la vision normale, positive du monde, s’évanouit…entrer dans » l’éternité d’en bas », l’éternité négative et mélancolique, ne plus subir » la magie du possible », » tomber du temps », me semblait la seule carrière envisageable… » Pour entrevoir l’essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé, et gémir… » Je m’y exerçais…
J’apprends plus tard, que ce barbare désormais domestiqué, ne l’avait pas toujours été. Qu’il avait participé activement dans ces jeunes années au climat de fureur politique et collective de la Roumanie des années trente; Que cette démence avait atteint des pics inavouables, des sommets d’ épilepsie idéologiques à faire pâlir les jeunes radicaux d’aujourd’hui…Cet apatride avait donc rêver d’un destin démesuré pour sa Roumanie natale, d’une transfiguration violente, lui qui écrira plus tard : » Chaque fois que le futur me semble concevable, j’ai l’impression d’ avoir été visité par la grâce »…Son fanatisme avait bel et bien pris corps dans l’histoire, une histoire épouvantable…L’histoire avec sa grande hache, qu’il ne m’appartient pas de juger…
Ces aveux et ces anathèmes prennent alors une perspective nouvelle…Ils témoignent d’un parcours personnel oh combien convulsif. »Penser contre soi » n’était sûrement pas un vain mot chez cet homme qui avait incarné l’histoire en marche, et qui déclare à Paris, dans sa mansarde, vouloir tomber du temps…Un repenti en somme… Qui purge sa peine…Pour qui la langue française est ce filtre sceptique, cette camisole de force, où remiser ses démons à la baisse …C’est contre eux désormais qu’il exerce sa fureur, dans une tension intérieure extrême…Saper toute adhésion, miner tout germe d’enthousiasme…Un emballement à l’envers en somme…Toujours disqualifiant l’univers et pourtant attentif aux moindre miracle de l’existence…Hésitant sans cesse entre rage et résignation, sainteté et sagesse, scepticisme et vitalisme, être ou ne pas avoir été…
C’est ainsi qu’il incarne pour nous, l’exil, le tourment, la méditation insoluble, la fulgurance, le dés-enchanteur absolu…Dans une pensée fait d’incessant va et vient, d’aller et retour…Mouvante, paradoxale, jamais doctrinaire, car toujours réfutée. ‘‘ Apôtre de ses fluctuations, son tempérament constitue sa seule doctrine, et le caprice des heures, son seul savoir. » Le rire est souvent au rendez-vous, celui qui naît d’un sentiment du désastre intérieur… Le tout dans une langue ciselée, aride comme un axiome et vibrante à la fois, creusée par le feu de la passion qui veut s’éteindre, exacte comme un coucou, inactuelle…
Cap au pire.
» Où maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander : Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant. »
Avec » L’innommable », j’entre au cœur de la » folie Beckettienne ». Cette folie a un nom : L’amenuisement progressif de l’homme…Qui ne peut plus, qui ne veut plus, qui ne sait plus…
Suppression du corps…Une tête seule émerge d’une jarre…d’où sort une voix, un long monologue…La vie sèche sur pied…Minimalisme existentiel…Diminution pathétique de l’être…Vœux de pauvreté de la langue qui ronge l’os de la littérature… Couper les cheveux en quatre, ressasser, bégayer, répéter, balbutier du doute… qui doute du doute… Qui s’exaspère dans le vide pour y trouver une forme d’extase, d’idiotie fondamentale. Un Buster Keaton pyrrhonien s’est emparé de la langue pour la rendre folle, lui faire dire ce qu’elle ne peut pas…Aporie…Situation face au mur…Monologue de moine dans sa cellule…Exploration d’une zone de l’être proche de la catastrophe…Une forme de théologie négative, un principe d’incertitude affecte tout…unité de lieux…de temps…voix du narrateur…Tout est pris dans la spirale du doute, de l’impuissance et de l’ignorance…si ce n’est qu’il faut dire, qu’il faut continuer …
‘‘ …Je n’ai rien à faire, c’est-à-dire rien de particulier. J’ai à parler, c’est vague. J’ai à parler, n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai à parler. Personne ne m’y oblige, il n’y a personne, c’est un accident, c’est un fait. Rien ne pourra m’en dispenser, il n’y a rien, rien à découvrir, rien qui diminue ce qui demeure à dire, j’ai la mer à boire, il y a donc une mer... »
» …il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire les mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à qu’ils me trouvent, jusqu’à qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer. […] ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurais jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peu pas continuer, je vais continuer. »
Entre ces deux extraits, quelques deux cents pages arrachées au silence… Deux cents pages de solipsisme, où le non-être de l’être s’exténue, tourne en rond comme un derviche…Exercice vertigineux que ce long monologue sans plus aucun point d’appui…où rien ne semble plus avoir l’assurance d’une quelconque permanence…Mais comme l’écrit Jean Baudrillard, » Le trapéziste n’a plus besoin de filet en l’absence de sol où il puisse s’écraser ». Un drôle de numéro de voltige que ce long monologue!…Aussi déroutant que burlesque!…
» A aucun moment je ne sais de quoi je parle, ni de qui, ni de quand, ni d’où, ni avec quoi, ni pourquoi, mais j’aurais besoin de cinquante bagnards pour cette sinistre besogne qu’il me manquerait toujours un cinquante et unième, pour fermer les menottes, ça je le sais, sans savoir ce que ça veut dire. L’essentiel est que je n’arrive jamais nulle part, que je ne sois jamais nulle part... »
Le burlesque chez Beckett naît de cette spirale infernale de l’échec…de ce ratage absolue…trace d’une imperfection originelle, d’une aliénation majeure…De ce sentiment d’étrangeté au monde, de déréliction, d’exil cosmique…C’est une sortie de la sphère raisonnable de l’intelligence… Spirale qui fait de l’obscurité une obscurité plus grande encore, d’une faiblesse une faiblesse aggravée…C’est Hamm dans fin de partie se disant à lui même: » Tu pleurais pour que vienne la nuit; elle tombe; maintenant pleure dans l’obscurité. »
Ensuite viennent les textes courts, qui ont la concentration des vielles pierres, leur beauté aussi…De pures poésies en prose, dénudées… Une langue au compte-goutte…Qui retranche… Un mot à mot, dans la nuit de l’entendement… Où peut naître des éclats malgré ce toujours mal vu, mal dit…Comme le buveur en quête du dernier verre, Beckett veut en finir, encore et encore, » rater encore », » rater mieux encore », » rater mieux plus mal », pour toujours ne rien savoir, ou si peu, » tout au plus le minime minimum . »
C’est dans ce peu que tient la » vision » de Beckett, celle qu’il met dans la bouche de Krapp dans » Dernière bande » : » …clair pour moi que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler était en réalité mon meilleur. » Une association indestructible » de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement. » » Consentir. A sa faiblesse, à sa bêtise, à sa limite » c’est donc ça l’ascèse méthodique de Beckett. Avec courage, entêtement et fidélité, il s’est tenu au rien, au presque rien, au peu…
L’émotion ne transpire pas dans les pages de Beckett, elle est là, minérale, concentrée, d’une force terrible. Un tremblé, toujours rectifié, scande la voix…Une voix qui semble venir de la cave… Qui conjuguerait la gravité d’un moine cistercien, l’humour d’un hooligan raffiné et subtil, et l’implacable précision d’un greffier…
‘‘ Il était de ces êtres qui font concevoir que l’histoire est une dimension dont l’homme aurait pu se passer. » écrit Cioran à propos de Beckett. La grande attention qu’il portait aux plus petites choses… L’extrême concentration de son regard, de ses gestes…Cette aménité non feinte, associée à la vertigineuse distance qui le séparait des autres… A la fois ici… et à des années lumière… Samuel Beckett en imposait…
» Première dernière seconde. Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout dévorer. Goulûment seconde par seconde. Ciel terre et tout le bataclan. Plus miette de charogne nulle part. Lécher babines baste. Non. Encore une seconde. Rien qu’une. Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur. »
Le bonheur.
La quête du bien-être devient l’horizon indépassable de nos vie dans les démocraties apaisées. Un idéal qui ne doit plus grand chose à la sagesse des anciens, d’ Epicure, des Stoïciens, de Marc Aurèle , de Montaigne, de Pascal, des moralistes français, de Léopardi que je découvre en même temps que Cioran.
Des livres de recettes sur diverses techniques du bien être apparaissent en masse, de nouvelles techniques médicales ou para médicales aussi…La science moléculaire vole au secours de cet idéal, faisant pleuvoir sur nos vies ces milliards de petites gélules aux couleurs festives.Du nutritionniste à la méditation transcendantale, l’ offre devient considérable. La figure du coach apparaît dans la foulée. Un entraîneur au quotidien, pour un accompagnement au bonheur enfin démocratisé…Un devoir qui s’impose à tous, sous la forme du déclin de l’insouciance, de la vie »alla ventura ». Les conseils de Léopardi ne troublent plus guère de têtes: »Tant qu’on fait grand cas de ses plaisirs, et de ses avantages, tant qu’on accorde quelque considération à l’usage, au fruit, au résultats de sa propre vie, et qu’on s’en montre jaloux, on n’éprouve jamais aucun plaisir. […]Il faut vivre au hasard, au petit bonheur. »
Insensiblement, cette course au bonheur prend l’allure d’une compétition féroce. Une lutte pour le bonheur dans » L’empire du bien », où tous les coups sont permis…Il faudra attendre Michel Houellebecq pour décrire l’extension du domaine de cette lutte …
La fête.
Comme concept et injonction…Elle devient le mot clé de toute une génération. Fête partout…De la musique, de la poésie, de tout ; Festival de tout… Techno parade, Love parade, Gay Pride, Rave party, J.M.J., journées commémoratives, centenaires, bicentenaires de tout… Journées de ci, de ça, nuits blanches d’autres choses encore…Et toujours ces ballons de toutes les couleurs dans le ciel…On cite Nietzsche. N’a t-il pas écrit : » Sans la fête de la musique la vie serait une erreur. » La fête se fête elle même, s’émancipe de tout prétexte…Elle a la force d’un » impératif catégorique ». » Homo festivus » est né. Son prophète aussi, Philippe Muray, qui en dresse le portrait hilarant, grotesque et précis ; Une chronique implacable de son décorum, de ses rites, de son calendrier, de son catéchisme…
J’imagine Cioran aux Journées Mondiales de la Jeunesse, Beckett au café philo, Thomas Bernhard à la fête de la musique, et plus insolite encore , Céline embarqué dans l’immense marée humaine rythmée par les camions sono d’une Gay Pride.
De quoi la fête est-elle le nom ? De la fin de l’histoire, de la fin des grands récits ? De la »domestication de l’être » dans le nouveau parc humain ?…D’une formidable mutation ontologique ? Celle qui mène au » dernier homme »de Nietzsche ?
» On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révérera la santé. » Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil « .
L’air du temps…
Dans ces temps festifs, la culture est dans toutes les bouches, elle se transforme sous nos yeux en un immense barnum. Une expression: » La société du spectacle » revient sans cesse, y compris chez ceux qui en sont les principaux animateurs. Carnavals populaires pour les uns, quête des droits démocratiques … » Le début d’une ère de liberté nouvelle, d’amitié, d’échange », » Le passage de l’ombre à la lumière », pour le grand D.J. de ce barnum culturel.
Le sentimentalisme manichéen tient souvent lieu de conscience politique. Les années quatre-vingt en regorgent : Pacifisme protégé par les pershings, antifascisme, » archéologique et de tout confort », glorification de la figure du rebelle, » le mutin de Panurge », progressistes poursuivant le rêve d’une émancipation générale, universelle et sans frontière contre les » nouveaux réactionnaires », principe espérance contre principe de responsabilité, les tenants du Possible et ceux du réel…
Jean Baudrillard prendra de la distance… Du haut d’une radicalité intégrale, il annonce le règne de » l’utopie réalisée », se froissant avec la gauche, et dévoile un crime parfait: La disparition du réel…Ce qui laisse la droite pantoise…
D’autres notions se bousculent et viennent brouiller notre carte mentale. Souvent contradictoires et accompagnant une schizophrénie générale : Culture libertaire et demande de protection, relativisme culturel et sexuel, accompagné d’un même élan du droit à la différence, du communautarisme, de la spécificité culturelle…
Mais encore… Exclusion… victimisation… criminalisation…judiciarisation…explosion des banlieues…minorités invisibles…mondialisation…techno-science…transparence…démocratie participative …libéralisme…ultra-libéralisme…néo-conservateurs… nouvel ordre mondial… financiarisation…délocalisation… déterritorialisation… sans papier… sans domicile fixe… précarité… parachute doré…incivilité …territoires perdus de la république…communautarisme… tribalisme… fondamentalisme…lobbyisme… complotisme… souverainistes…droits de l’hommisme… élitisme… vrais gens… populistes… assistés… stigmatisés… acharnement thérapeutique… harcèlement… tournante… management… marketing… neuro-marketing… temps de cerveau disponible… etc…etc…
Dans cette valse dépressive, nous perdons nos repaires traditionnels, la gauche dans la droite et vice versa …De nouvelles chimères apparaissent, des conservateurs de gauche, des utopistes de droite, des libéraux-libertaires, des bourgeois bohèmes, des anarchistes couronnés, des rebelles d’état, des souverainistes révolutionnaires, des » Valeurs de droite, gauche du travail » etc…etc…
Céline l’ensorceleur.
Ca a débuté comme ça… Un état de transe dès les premières pages…Le monde qui vacille, comme dans un tableau de Soutine …Première lecture du voyage donc, embarqué dans la nef des fous, sur une mer très agitée, pas dans un bocal, mais dans le vaste monde, devenu par les transports de la fièvre un immense cloaque…Pas tout à fait le voyage à Cythère, mais la traversée d’une humanité incurable, promise à toutes les dégradations, guerres, maladies, besoins physiologiques …
La guerre, où » toutes les viandes saignent énormément ensemble. » Un dépucelage pour le jeune cuirassier Destouches, » Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans cheveux, sur motos, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant, dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon pour y tout détruire, Allemagne, France et continents... »
Pour ce qui est des plaisirs du corps, c’est du Jérôme Bosch: » Ce que la nature est taquine! Elle vous en veut pour quelque chose, elle vous chatouille deux trois atomes, vous voilà tout puzzelizé, vous vous retrouvez plus!…une double rate vous pousse, une triple! un œil dans le fond de l’estomac!…toute votre sampiternellerie flanche, rompt!…la nature vous mascarade…internement…deux porcs-épics vous naissent en plèvre, s’installent, vous grignotent le diaphragme…la fantasmagorie triomphe!… »
Une humanité lourde, lourde par essence, lourde de ce poids même du corps, que les gnostiques associaient à un tombeau doté » d’une psyché sommeillante et d’une étincelle de lumière divine », cette étincelle de vie qu’ils s’efforçaient d’alimenter, d’attiser, d’embraser par une sorte de ‘‘ long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens permettant de vaincre l’ordre matériel et spirituel de ce monde […]Cette gangue cloacale, cette matière borborienne d’où nous fûmes tirés ». Lourd, lourd et épais…Voilà l’homme, inapte à l’étincelle, à la danse, à la dentelle, à la légèreté, à la grâce animale, pour cet imprécateur en haillons, parcourant les ruines de l’Europe…Un destin biologique en somme, le reste n’étant qu’ » infini à la portée des caniches »…Le métissage biologique mondial sera à la toute fin de l’œuvre sa prophétie majeure englobant toutes ses hantises précédentes, son point d’orgue…C’est l’entrée en scène des chinois dans » Rigodon », la menace du nombre, » C’est une question de nombre. Vous n’avez pas le nombre, taisez-vous », de la masse grouillante, » fourmis » et » limaille », sa véritable obsession…
» Je vais le leur arranger, leur charabia » Est-ce Céline qui parle ainsi ? Non, C’est Samuel Beckett…Céline aussi va nous l’arranger…Son art poétique: Trois petits points partout…Rendu émotif…langue tordue, convulsée, amputée, pour y faire entrer un je ne sais quoi de la vie du langage parlé, une transposition, fine, très fine, musicale, de la dentelle en somme… Une nouvelle aristocratie de la langue…Une manière de lui inoculer un souffle, une étincelle de vie…à faire vibrer l’intimité de nos nerfs…Ce sera l’antidote à la pesanteur du monde pour le docteur Destouches… En jouant de la harpe sur le système nerveux du lecteur, en l’animant de sa vie, et en faisant littéralement exploser le thermomètre intérieur, pour produire la transe, l’enchantement…La redoutable fantasmagorie Célinienne…Céline au royaume des fées ?…Féerie d’un autre temps ?…Hypnose ?…Céline chaman?…Mage?…Ensorceleur?…Gare au charlatan ! Au magnétiseur magnétisé !Céline roué et terriblement séducteur…Difficile avec lui de séparer le bon grain des passions imbéciles, l’énorme rigolade du venin, le signifié du signifiant…Le tout homogène de l’esthétique célinienne, voilà son génie…Et son fardeau…Le lecteur soucieux de son intégrité devra parfois rompre le cercle magique…
» Rigolade first » pour Céline. » Oh la drôlerie est partout ! Je suis atteint, miné au physique, mais je quitterais la plaisanterie qu’après la carcasse ! L’ultime souffle ! […] J’ai le rire naturel…De l’embellie dans la vacherie…C’est pas tout le monde !.. » L’énormité du rire chez Céline…Un Rabelais tragique…Un grotesque à lui tout seul…Jérôme Bosch au temps des catastrophes modernes…Loin, loin, à des années lumière de l’humoriste contemporain, à qui manque le verbe et la pensée du cimetière…
Expert en désillusions collectives.
Venu de Tchécoslovaquie…Kundéra est reçu avec équivoque sur la scène littéraire française; pour beaucoup, l’affaire est entendue, il est le messager ironique de la catastrophe des régimes totalitaires de l’est qu’accompagne le mensonge lyrique…Une façon de neutraliser la charge terrible et comique qu’il nous adresse. Le miroir romanesque qu’il nous tend ne reflète pas seulement le cauchemar de l’est…La perte des illusions collectives et individuelles, le scandale existentiel de l’insignifiance de tout, » l’insoutenable légèreté de l’être », minent aussi nos démocratie apaisées…A leur contact, Kundéra ne perdra pas, peu s’en faut, de sa verve acerbe et cruelle…
L’ambition aussi détonne. Sa forme romanesque , souple et discursive, se veut suprême connaissance du monde…exploration de l’existence et des mécanismes psychologiques, historiques et intimes. Le roman se fait philosophique, et quelle philosophie ! Incarnée dans les situations les plus concrètes et d’une telle clarté !…Le ciel bleu de l’entendement !…La fraîcheur et la vivacité d’un petit paysage de Sisley !…de cette clarté qui donne l’illusion au lecteur de percer les mystères de l’existence… si ce n’était ce jeu permanent et subtil du paradoxe…où tout ce renverse toujours en son contraire…Un roman philosophique sceptique, pour une vision lucide et désabusée…fait de doutes, d’incertitudes…de satires aussi…la grande satire du monde, terrible et cruelle ou tendrement ironique…Un roman où » l’ivresse de la relativité des choses humaines » lève, au fil des pages, le mensonge du kitsch, ce paravent qui dissimule la mort…
» Négation de la merde au sens littéral comme au figuré […] qui exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’inacceptable. » Le kitsch de nos vie » qui jette le voile des lieux commun afin que disparaisse le visage du réel. Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu. »
L’art de la fugue de Thomas Bernhard.
Les fureurs et fulminations littéraires ont quelque choses d’exotiques lorsque qu’elles viennent d’Autriche. Un rideau de fer mental nous les rend même agréables, puisqu’elles ne nous semblent pas adressées…L’ Autriche, ce nid d’aigle de l’Europe, doit bien mériter toutes ces imprécations…
Une forme de pathos aveugle et de condescendance chez nos contemporains, a voulu confiner le grand art de la fugue de Thomas Bernhard, à sa dimension historique et géographique. Sauf qu’il ne s’agit pas strictement d’histoire et de territoire…mais d’une mécanique intellectuelle ne mettant personne à l’ abri…d’une implacable entreprise de démolition, de dissolution du monde par la pensée…une pensée en marche, qui plonge le lecteur dans une tension et une concentration extrême… dans une frénésie noire…Une machine célibataire déroule une phrase infinie… infini de ressassements, de reprises, de fulminations, d’imprécations, d’exaspérations qui s’enroulent sur elles même, pour déboucher sur un nouveau thème…variations infini à nouveau autour de ce thème…Une pensée musicale s’élabore, avec ses pics de fureur, ses rares éclaircies, ses exagérations auto-jubilatoires…Avec cette tentation de tout pousser jusqu’à la limite extrême, et finir par tout dissoudre…tout néantiser…Un rouleau musical et hypnotique…Un art de la fugue… thèmes, variations, reprises, jusqu’à extinction…
Cette entreprise de démolition est aussi une entreprise désespérée de correction, de correction de la correction, prise dans une spirale tendue vers un absolue : La perfection…toujours à venir, toujours conjurée, qu’il faut tenir à distance…le suicide étant au bout du compte, la correction essentielle…
» Nous sommes toujours à deux doigts de nous corriger, de tout corriger en nous tuant, mais nous ne le faisons pas. Corriger notre existence entière considérée comme une unique, une insondable falsification et adultération de notre nature, ainsi écrit Roithamer, mais nous ne le faisons pas. »
Pessoa : l’excès et le manque d’être.
Pessoa : Littéralement…Personne. Son œuvre protéiforme est née d’ une conscience de soi démultipliée, d’ une volonté de sentir de toutes les manières , de tout penser, imaginer, comprendre…Un monstrueux puzzle psychologique où les morceaux du moi s’appellent : Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro De Campos, Bernardo Soares…Et bien entendu Fernando Pessoa lui-même…L’excès et le manque d’être semble tissés de la même étoffe…Tous ses hétéronymes, tous ses jeux de masques, dévoilent en creux un vide sidéral de la conscience…Ils convergent tous vers ce foyer central de l’œuvre, l’immense béance de la conscience…
Dans son jeu de masques, la difficulté d’être, la conscience de soi exaspérée, redoublée, » Ironique spectateur de moi-même…’‘…l’universelle illusion du monde, entre la conscience et le rêve du monde, le flux perpétuel des songes, » Ce qu’il y a de primordial en moi, c’est l’habitude et le don de rêver. »…la dégustation du néant de chaque jour…tout s’exaspère dans une sorte de râle chuchoté, dysphorique…Un soupir ontologique prenant une multitude de formes: élégiaque… épique… érotique… ésotérique et mystique…classique ou baroque… païenne ou spiritualiste… symbolique…intellectualiste…le sentiment général qui domine est celui d’une lassitude terrible de la vie, de l’échec absolu et de l’inutilité de tout…
» Qui donc me sauvera d’exister ? Ce n’est pas la mort que je veux, ni la vie; mais cette autre chose qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d’une caverne dans laquelle on ne peut descendre. C’est tout le poids, toute la douleur de cet univers réel et impossible, de ce ciel, étendard d’une armée inconnue, […] C’est le manque immense d’un dieu véritable qui est ce cadavre vide, cadavre du ciel profond et d’une âme captive. Prison infinie – et parce que tu es infinie, nulle part on ne peut te fuir ! »
L’épreuve de feu nihiliste.
Nihilisme : Ce mot valise aux multiples entrées peut aussi bien désigner des courants philosophiques très différents, des périodes historiques ou des stades de la civilisation, qu’une structure fondamentale de l’esprit humain…
Celle d’une expérience ontologique capitale, d’un trauma psychique et philosophique de l’être découvrant l’absence de tout fondement à la vie, au monde, au cosmos et à soi-même. Un trauma que l’on entend déjà dans les lamentations du roi Salomon dit Quoélet : » Un vide infini dit Quoélet / un infini néant / tout est vide et néant. » Vanitas vanitatum…tout est vain, défaut, chute…Tout est flux perpétuel et poursuite de vent, tout est vide, misère et néant…
N’en jetons plus…Disons, une religion négative : Il n’y a plus rien que le rien…Un fil rouge qui parcourt toute l’histoire de l’humanité…traverse un grand nombre d’œuvres, notamment au XXème siècle…A des niveaux différents, transposé dans des univers littéraires variés, fruit d’expériences radicalement singulières…
Un fil rouge qui n’a rien de commun avec je ne sais quelle grosse ficelle. L’épreuve du feu nihiliste se distingue très nettement d’un parcours touristique… » Il faut mettre sa peau sur la table... » disait Céline…Une épreuve qui engage, bouleverse, transforme radicalement…qui naît le plus souvent d’une crise…Ce sera la guerre de 14-18 pour le cuirassier Destouches…L’insomnie, l’ennui, le cafard pour Cioran…Une révélation pour Beckett, celle d’une impuissance fondamentale…Un fil d’Ariane qui conduit au bout de la nuit, dans et autour du néant, du presque rien, du presque plus…Un parcours dans ce qu’il reste à vivre et à penser quand tous les fondements de la vie s’effondrent…Quand le processus de désenchantement est à son comble…
Au Tout est vain nihiliste, la tentation est grande de répondre par le discrédit de la personne. Religion de peine à jouir…catéchisme de peine à aimer, à vouloir…Particulièrement lorsque l’idéal d’une société correspond à l’exploitation rentable et générale de tous les possibles…Lorsque l’impératif catégorique est celui de la réalisation intégrale de tout…La question nihiliste devient une sorte de maladie infantile…de carence…auxquelles il faut répondre par une forte dose de calorie, au sens stricte comme au figuré…
( Dormez donc un peu, Cioran!…détendez-vous Beckett!…si vous faisiez du vélo, docteur Destouches !…vos pilules Bernhard !…cessez de vous moquer Kundéra!…Mr Arthaud, ce n’est pas sérieux!…)
La question posée par la philosophie de la fatigue, ou la fatigue de la philosophie, génère paradoxalement un formidable potentiel d’énergie créative chez ces auteurs…de véritables athlètes du vide, des combattants aguerris du fâcheux d’être né, des guerriers courageux et lucide du rien…L’épreuve du feu nihiliste maintient à coup sûr un niveau de tension cérébrale…A recommander pour les états de somnolence de l’âme…pour les âmes mortes…
Le dépassement du nihilisme.
Une idée présente chez Nietzsche, celle du nihilisme accompli, c’est à dire traversé…Qui doit faire surgir une ère de valeurs nouvelles réconciliées avec la vie…Amor fati…Un oui à la vie et à l’éternel retour du même…Le règne par delà le Bien et le Mal, délivré de la grande tentation du néant où la morale du ressentiment triomphait…Une prophétie proche d’une pétition de principe…
L’optimisme tragique de Nietzsche, Dyonisos le Crucifié, son amoralisme radieux et vital, ressemble à s’y méprendre à la justification de toutes les actions…On ne trouve aucun échos à cette ère de valeurs nouvelles chez un Cioran, un Beckett, un Céline…( J’imagine Molloy, Vladimir, Estragon ou Bardamu s’égosillant sur la transmutation de toutes les valeurs…) Un horizon que ces auteurs ne peuvent pas même envisager. Que la dissolution des anciennes hiérarchies de valeurs puisse déboucher sur une adhésion totale au monde, tout en eux le refuse…Leur capital de naïveté n’est plus suffisant…
» Tout est mal. Je veux dire que tout ce qui est, est mal; chaque chose qui existe est un mal; l’existence est un mal; elle est soumise au mal; la fin de l’univers est le mal; l’ordre, l’état, les lois, la marche naturel de l’univers ne sont que mal et ne tendent à rien d’autre qu’au mal. Il n’est d’autre bien que le non-être, il n’y a de bon que ce qui n’est pas, que les choses qui ne sont pas des choses; toutes les choses sont mauvaises. Tout ce qui existe, l’ensemble de tous les mondes existants, l’univers lui-même n’est, du point de vue métaphysique, qu’une verrue, qu’un simple fétu. L’existence, de part sa nature et son essence propre et générale, est imperfection, irrégularité, monstruosité... »
Voilà ce qu’écrit Léopardi, quelques années avant Nietzsche. Face à cette fatalité cosmique, à cette loi éternelle et immuable, l’ ange noir de l’Italie, se propose de faire la défense des illusions…Des illusions où l’homme puise toutes ses forces, De » l’illusion comme point d’appui et force motrice du monde »…Ce sera le noyau dur de sa pensée : Le conflit entre le développement de la conscience et de la civilisation d’une part et le besoin fondamental de l’illusion d’autre part… Le massacre des illusions, qui est le fruit d’un long processus de désenchantement sera toujours le fait, pour Léopardi, des demi-philosophes , qui pensent à moitié…Qui rêvent et croient à un fondement possible du monde…
» Immense illusion : ainsi le demi-philosophe combat les illusions précisément parce qu’il est un rêveur; combattre les illusions en général est le signe le plus certain d’un savoir très imparfait et très insuffisant, et d’une évidente illusion... »
» Mais en détruisant mes illusions, je ne sais rien mettre à la place » confie la Marquise du Deffand. Alors, s’il n’y a rien derrière les voiles, il faut s’attacher à la surface des choses, vouer un culte aux apparences, au beau mensonge, à l’erreur utile à la vie, à l’illusion créative. C’est Nietzsche encore dans son » Gai savoir » glorifiant le masque, la surface, l’épiderme, » l’Olympe tout entier des apparences » qui s’écrie : » Ces grecs étaient superficiels…par profondeur !… » Cette poétique des apparences, on la retrouve avec une ironie mesurée et désabusée chez Pessoa : » Mange tes chocolats, fillette, mange donc tes chocolats! Ecoute, à part le chocolat, il n’y a pas de métaphysique au monde. Ecoute, toutes les religions n’enseignent rien de mieux que la confiserie. »
Le pessimiste a réfuté toute illusion; il achève son parcours en réfutant l’illusion de la désillusion. Il cesse de croire et de vénérer le mensonge d’une lucidité parfaite; celle de Mr Teste par exemple, de Paul Valéry, qui lui fait crânement dire dès la première page : » La bêtise n’a jamais été mon fort. » Mais la lucidité ne rencontre qu’elle même…Elle se pose abusivement comme un savoir, et finit par n’être qu’un miroir tautologique qui ne refléte que notre égo…C’est à cette expérience de renversement, de réversibilité, qu’en appelle aussi Georges Bataille dans son » Catéchisme de Dianus »:
» Il te faut de l’excès de lucidité tirer l’enfantillage, qui l’oubli ( le caprice , qui l’anéantit ). Le secret de vivre est sans doute dans la destruction ingénue de ce qui devait en nous détruire le goût de vivre… »
La lucidité n’a plus le dernier mot; elle est battue en brèche par elle même, mise en « cécité passagère »… questionnée elle aussi sur le pourquoi de sa valeur…C’est le statut de la vérité qui est posé… » Nous ne croyons plus que la vérité reste la vérité sans ses masques. » ( Nietzsche_ Le gai savoir ) Une vérité qui ne résiderait plus dans le dévoilement, dans la mise à nu du monde, qui n’aboutit qu’au vide…mais dans l’expérience de la beauté, dans l’expérience du style…Une expérience esthétique singulière, une élaboration intime, dans l’excès ou dans l’ascèse…Qui ne peut être ni théorisée, ni systématisée…Il y a là quelque chose de l’extase laïque, ( relevant d’un ordre mystique au sens large) que la figure du dandy incarnait à merveille…Avant qu’il ne devienne introuvable…Ce dandy qui se faisait une question éthique de ne pas tout dévoiler, une question quasi-morale d’avancer masqué, de rester en lévitation au-dessus de ses gouffres, dans la frivolité…
C’est peut être bien ainsi que ne s’achève pas, mais peut continuer ce long et difficile parcours intérieur…Car malgré l’extrême singularité de tous ses auteurs, un air de famille, un climat particulier se laisse deviner…Celui d’une traversée du nihilisme, qui mène à quelque chose comme un art de vivre, une éthique, une esthétique…
Il serait pourtant bien théorique et bien naïf d’imaginer la résolution pure et simple des conflits intérieurs. Pas de solution au problème posé par l’existence… » Vous êtes sur terre, c’est sans remèdes ! » ( Beckett ) Pas de réconciliation absolue, mais une acceptation hautement désabusée…délivrée d’angoisse mortelle, puisque aussi bien, le non-être n’as pas plus de signification que l’être, que » tout est rien y compris la conscience du rien . » Que la vie n’ait pas de sens peut finir par être une raison de vivre, la seule du reste…
» La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître ce problème » remarque Wittgenstein. Une stratégie de repli sur le privé des questions posées par l’existence…une pratique d’évitement des questions insolubles. Même stratégie chez Thomas Bernhard : » Nous ne devons pas sans cesse penser jusqu’au fond tout ce que nous pensons car alors arrive le moment où cette pensée personnelle qui creuse nous tuera à petit feu, si bien qu’à la fin nous serons mort. » Cette philosophie pragmatique, à bien des égards, semble faire retour sur le sens commun…si ce n’est qu’en aucun cas il ne s’agit d’envier une quelconque adhésion dévote, ni » d’exulter à l’ombre d’une erreur, à l’abri d’une niaiserie ».Plutôt un art de vivre sans programme, sans but et sans attente…au petit bonheur …Ré-enchantements furtifs, brisés, mineurs…sur l’épiderme du monde…Un art de vivre en beauté le vide laissé en soi par la dissolution des certitudes…le long dégrisement anti-utopique du monde…Une manière de perdre décemment…
Légèreté, frivolité, musique…
L’éloge de la légèreté, de la frivolité, de la musique est devenu une tarte à la crème, si bien qu’on ne peut plus en parler…les dés sont pipés…Mais la légèreté de Céline reste terrible, non feinte, bien réelle…Une exigence de l’âme, le fruit d’un laboratoire intime…d’une passion intransigeante…Pas moins j’ m’enfoutiste que Céline…Et peut-on comprendre la dose de tension apaisée dans la frivolité d’un Léopardi ? D’un Pessoa ? Peut-on la confondre avec le sommeil de l’âme, l’affaissement de l’esprit ou la décontraction post-moderne ?…Quant au rire ironique et cruel suscité par Kundéra dans » Risible amours » par exemple, il a si peu de chose en commun avec le rire d’adhésion des vainqueurs que l’on entend crépiter sur toutes les ondes……Le fameux humour, charriant son lot de facilités, d’auto-contentements narcissiques…devenu l’ impératif catégorique de la grégarité…un droit de l’homme…
Le culte de la musique : Pour nous maintenir en lévitation au-dessus de ces vérités irrespirables, transmuer le vide nihiliste en joie… » Sans la musique la vie serait une erreur. » écrit Nietzsche; Mais face au flux sonore inextinguible qui accompagne nos vies depuis un quart de siècle, à cet incessant matraquage, cette bouillie sonore, ces ondes abrutissantes diffusées dans tous les espaces infinis, dans tous les replis intimes de l’existence, accompagnant tous nos gestes, nos appétits, nos passions les plus grégaires…( il faudrait la discipline d’un moine et la stratégie d’un grand général pour y échapper ne serait-ce qu’une journée ) c’est au silence qu’il faudrait rendre un culte…Le silence devenu aussi rare que l’était la musique autrefois…et qui semble même en avoir pris les attributs…devenant aujourd’hui, la véritable musique…la seule musique possible…
Le sérieux, la farce et le cimetière.
» Mon propos est de vous mettre en garde contre le sérieux, un péché que rien ne rachète. » prévient Cioran…Le sérieux…comme une faute de goût, une inélégance…Mais surtout, une faute éthique…Le signe manifeste d’un leurre…L’apanage des dévots…religieux… politiques…et surtout narcissiques…Les dévots d’eux-mêmes…trouvant mille prétextes à donner du menton et claquer du bec…Un péché que rien ne rachète, et qui masque mal la farce…Le sentiment de la farce…dans sa dimension cosmique…La conscience, gonflée du vide de l’insignifiance de tout, qui peut éclater à tout moment…dans l’énorme rigolade…Un rire qui devrait selon toute logique nous délivrer, mais qui s’achève en sarcasmes…à l’ombre du cimetière…ce jardin de l’anéantissement…Il y a toute la métaphysique de l’échec dans ce rire…L’échec, comme la seule attitude conforme à l’essence de l’homme. » Une seule chose importe : apprendre à être perdant. » écrit Cioran. Ce grand rire démystificateur né du sentiment de la farce, partage avec l’éclair de la joie l’ aspect océanique des bouffées soudaines, inattendues, violentes…Un sentiment que toute société, à toutes époques, fera taire, étouffera dans le catéchisme de l’adhésion sans faille au monde; Aujourd’hui, le prêche de la communication, du partage, de l’échange ininterrompu et de la transparence est à son comble, comme un voile sur cette farce terrible et comique, cet inconvénient majeur et cette chance désespérante d’être ici, en suspension dans le temps, un point, une virgule d’un texte infini dont nous ne comprenons rien…
Une fabrique d’antidotes.
Dans » L’heure du crime et de l’œuvre d’art », le philosophe allemand Peter Sloterdijk, développe une hypothèse psycho-historique, qui fait de toute l’histoire de la civilisation une histoire de vaccination. Exactement : » L’histoire du reformatage des narcissismes, l’histoire de la vexation et de la régénération des systèmes immunitaires mentaux. »
La vexation, ( » Le bouclier narcissique percé ») serait le prix à payer pour tout le processus d’explicitation du monde élaboré par notre civilisation…ses Lumières, ses sciences, ses découvertes…Son increvable curiosité…Ce que désigne l’expression désenchantement du monde , c’est précisément cette vexation individuelle vécue collectivement. Sans entrer dans le détail de ces vexations, disons qu’elles se caractérisent par toute une séries de mauvaises nouvelles, d’informations envahissantes et déstabilisatrices…Le narcissisme blessé doit alors, entrer dans une » dynamique de la maturation » et surmonter la perte immense de privilèges symboliques…
Ces auteurs qui n’ont pas sauvé nos illusions ne tiennent donc pas un bureau de recrutement, mais un dispensaire de vaccinations. Ils ont mis à notre disposition des forces immunitaires régénérées, car le poison contient l’antidote. » Là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve. » ( Holderlin ) De leur désenchantement radical, ils ont su tirer un remède, une force suffisante, une jubilation souvent, une stratégie aussi, car il est de loin préférable d’annoncer de mauvaises nouvelles que de les recevoir; l’annonce en effet, semble déjà contenir ce » dynamisme de la maturation » dont parle Peter Sloterdijk. Le pessimisme de ces auteurs contient bien souvent ce qui permet de le surmonter… » Plus le lis les pessimistes, plus j’aime la vie. Après une lecture de Schopenhauer, je réagis comme un fiancé. » confesse Cioran. Léopardi avant lui, pensait que pour jouir de la vie, un état de désespoir est nécessaire. Ce n’est donc pas un programme, ni une quelconque vérité qu’ils nous lèguent, mais bien la possibilité d’un dépassement, un chemin de vie, une traversée…qu’aucune agence de voyage ne proposera jamais…Mais la fréquentation de ces textes finit immanquablement par renvoyer chacun à sa solitude, à sa singularité… » Ce que tu hérites de tes pères, acquiers-le pour le posséder » recommande Goethe. Le suiveur est en effet un imposteur, sa pause est grotesque…Le kitch consommé serait de vivre par procuration…Le poète rené Char dira ce qui vaut pour tout héritier : » Notre héritage n’est procédé d’aucun testament. »
Ils ont affichés leur défaite avec défi, hauteur et noblesse d’âme, mettant leur dépression au travail. Leur musique de chambre a pu avoir les accents d’une guérilla intérieure, d’un énorme opéra bouffe, où d’un oratorio funèbre à la Gésualdo…Elle propose à tous les désenchantés une sagesse qui rend vivable un savoir, qu’au nom de la vie, on ne devrait pas connaître…Une formule de la souveraineté et de la transfiguration dans l’échec.
Jean-Luc Brignola. 2012.